#3 Les défis de l’entreprise apprenante
Cet article est le troisième de notre série sur les défis de l’entreprise apprenante.
Pour rappel, les deux premiers articles de cette série étaient :
--------------------------
Dans le précédent article de cette série, nous avons distingué deux domaines d’apprentissages en entreprise : le savoir-faire et le savoir-être. Nous avons vu également que chacun d’eux peut se découper en deux parties selon qui apprend, à savoir, schématiquement : l’individu d’un côté (ce sont les compétences individuelles) et l’entreprise de l’autre (ce sont les compétences collectives).
Cette distinction produit 4 catégories décrites dans le schéma ci-dessous, issu de notre précédent article
En réalité, ce schéma n’est pas complet. Il mérite d’être complété par un domaine d’apprentissage supplémentaire : le savoir. Le savoir - ce que nous savons - désigne les informations qui sont en notre possession et qui nous permettent de décider et d’agir. Si l’on se réfère au modèle DIKW (Data / Information / Knowledge / Wisdom = Données / Information / Connaissance / Sagesse), le savoir peut se découper en 4 niveaux, souvent représentés sous la forme d’une pyramide :
Pour comprendre ce modèle, j’aime beaucoup l’illustration ci-dessous (source) qui illustre chaque niveau par un exemple et qui associe - nous y reviendrons - chaque niveau à un métier dans l’entreprise :
On trouve un autre exemple d’application du modèle dans l’illustration ci-dessous :
Dans le modèle DIKW, le niveau supérieur, celui de la sagesse, est donc considéré comme celui qui permet la prise de décision.
Des variantes de ce modèle découpent ce niveau supérieur en deux, pour signifier plus clairement ce qui distingue la capacité à décider de la décision elle-même, laquelle se réalise dans l’action.
(source)
Les 3 premiers niveaux (DIK) sont orientés vers le passé : à partir des données qui mesurent les faits passés (D), on peut comprendre ce qui s’est passé (I) et pourquoi (K). Le dernier niveau (W) est tourné vers l’avenir, à travers la décision et l’action.
Les défis de l’apprentissage du savoir
Gravir les niveaux de cette pyramide est une forme d’apprentissage, une forme de construction du savoir. Ce n’est pas seulement un apprentissage théorique, avec des données, des informations, un savoir, qui nous viennent de l’extérieur et que l’on peut réutiliser telles quelles. C’est en grande partie un apprentissage pratique que nous construisons nous-mêmes, de manière individuelle ou collective au sein de l’entreprise, car les données font sens pour nous ou notre entreprise, selon notre contexte. Ça n’est donc pas un apprentissage simple et évident. Le passage de chaque niveau au niveau supérieur peut engendrer des erreurs, des divergences entre les acteurs, des hésitations, etc. Pour cette raison, il est très utile d’expliciter et de conserver la trace de ce qui nous amène à gravir ces échelons. En cas de problème à un niveau, cela peut permettre de revenir aux niveaux inférieurs.
Quels sont les principaux défis auxquels nous confrontent les trois premiers niveaux de la pyramide ?
On peut en distinguer plusieurs :
Consécutivement à ces défis des premiers niveaux du modèle, le dernier niveau se confronte quant à lui à un défi spécifique : la justesse ou la pertinence de la décision. Ce qui se joue dans la prise de décision, c’est le fait de prendre la bonne décision. C’est la réponse à la question : “What is best?” ou encore “Que faire ?” Une autre formulation de cette question est “Doing the right things” (par opposition à “doing the things right”).
La crise sanitaire et économique liée à la Covid-19 nous a fourni une multitude d’exemples de chacun de ces défis :
C’est aussi dans ce contexte que des initiatives ont surgi de toutes parts pour répondre à ces défis en complément des pouvoirs publics : les épidémiologistes ont étudié la maladie pour la documenter, des chercheurs ont inventé les vaccins et les tests, des spécialistes de l’information ont construit des sites internet de recueil et de mise à disposition des données. On peut citer à ce sujet les travaux de Guillaume Rozier, ce jeune data scientist de 24 ans qui a créé les sites Covidtracker et Vitemadose, devenus des sites de référence en France, et qui lui ont valu de recevoir l’Ordre National du Mérite.
Que cette crise soit également une occasion d’apprendre, on l’a vu à travers des questionnements récurrents dans les médias ou parmi les responsables politiques :
“Qu’a-t-on appris depuis le premier confinement ?”, “Il faudra tirer les leçons de la crise, faire le bilan pour voir ce qui n’a pas marché”, etc.
“Doing things right” et “Doing the right things” : deux dynamiques d’apprentissage
Revenons à notre modèle DIKW. On retrouve tous les concepts évoqués précédemment dans la version ci-dessous du modèle, devenu ici DIKUW :
Ce qui est intéressant dans cette version, c’est l’association des premiers niveaux du modèle à la problématique “Doing things right”, tandis que le dernier niveau est associé, comme nous venons de le voir, à la problématique “Doing the right things”.
Cette distinction entre les problématiques “Doing things right” et “Doing the right things” est cruciale dans la conduite des activités d’une entreprise. Elle conduit à deux dynamiques d’apprentissage fondamentales :
Ainsi, l’apprentissage du savoir-faire et du savoir-être vise à répondre au mieux à la problématique “Doing things right”. Et l’apprentissage du savoir vise quant à lui à répondre au mieux à la question "Doing the right things”.
Des modes d’apprentissages distincts
Comme pour le savoir-faire et le savoir-être (voir à ce sujet notre article précédent), on peut découper le savoir en deux catégories, selon qu’il est plutôt l’apanage des individus (savoir individuel) ou de l’entreprise (savoir collectif).
Le savoir individuel est utilisé par chacun pour lui permettre d’exercer son activité productive. Comme nous venons de le voir, cela vaut aussi bien pour les dirigeants d’entreprise que pour chacun des autres membres de l’entreprise.
Le savoir collectif est utilisé par l’entreprise pour prendre des décisions relatives à son activité. Ce sont certes des individus qui les prennent, mais les décisions sont issues d’une construction collective et concernent l’activité collective.
Nous pouvons synthétiser ces catégories dans le schéma ci-dessous :
|
Savoir |
Savoir-faire Savoir-être |
L’enjeu |
Doing the right things Que faire ? Prise de décision Prendre la bonne décision |
Doing the things right Comment faire ? Recherche d’efficacité, de performance, de qualité... |
Les moyens |
Données Informations Savoir (Knowledge) Sagesse (Wisdom) Stratégie |
Compétences Méthodes Organisation Culture d’entreprise Tactique |
Mise en oeuvre individuelle / Apprentissage individuel |
Savoir, culture Expérience |
Hard skills (savoir-faire) Soft skills (savoir-être) |
Mise en oeuvre collective / Apprentissage collectif |
Intelligence collective Lean startup Méthodes agiles Lean Management Communautés apprenantes |
Compétences collectives “Potentiel de situation” Process Communautés de pratiques Communautés apprenantes |
La crise et les défis du savoir
Au fur et à mesure de leur histoire, les entreprises et les individus ont appris quels sont les meilleurs savoir-faire et les meilleurs savoir-être à développer et mettre en œuvre pour évoluer avec succès dans l’économie et la société. Certes ces savoirs évoluent, mais ils se consolident malgré tout, par sédimentation, et se confrontent à la réalité du terrain qui permet d’identifier leur efficacité respective.
En va-t-il de même avec le savoir ? En grande partie oui. C’est ainsi que se construisent notamment les savoirs scientifiques, en progressant régulièrement. Mais tout un pan du savoir ne semble pas suivre ce modèle.
En effet, dans le contexte actuel de l’économie numérique, incertaine et confrontée à des phénomènes de transition (voir notre précédent article), le statut du savoir est fortement remis en cause :
Finalement, pour toutes ces raisons, il n’est pas exagéré de dire que le savoir est actuellement en crise. Cela pose d’énormes problèmes sociétaux, mais qui ne sont pas le sujet de cet article. Contentons-nous d’envisager les conséquences de cette situation dans la conduite des affaires : Comment l’entreprise peut-elle évoluer dans ce contexte ? Comment les entrepreneurs, les dirigeants et les managers peuvent-ils malgré tout exercer leur activité pour conduire leur entreprise ? Paradoxalement, un certain nombre de réponses ont été construites avec le temps par les entrepreneurs du numérique (GAFA, startups, digital natives…), qui œuvrent dans ce contexte depuis leurs débuts. Même si des doutes planent aujourd’hui sur ce secteur, ces réponses méritent cependant d’être étudiées.
Les réponses technologiques
Le premier type de réponse à la crise du savoir est technologique. Il consiste à exploiter au maximum les données pour faire reposer malgré tout, le plus possible, les décisions de l’entreprise sur des données disponibles. Cela consiste d’une part à générer ou capter un maximum de données (Cf. le défi d’alimentation évoqué ci-avant), puis ensuite à les traiter pour les utiliser (Cf. les défis d’interprétation et de décision, évoqués ci-avant). Cela produit une situation paradoxale où la remise en cause du savoir produit la plus gigantesque quantité d’informations qui ait jamais été créée et mise à la disposition de l’Homme. Le Big Data semble tout droit sorti de l’incertitude. C’est également dans ce contexte que s’est développée l’intelligence artificielle. Ainsi munis des données et de l’intelligence artificielle, les dirigeants d’entreprise essaient de contrer l’incertitude.
On décrit généralement les différents types de réponses technologiques face à cette situation grâce au schéma ci-dessous :
Ce schéma décrit 4 niveaux de traitement de la donnée, qui permettent de répondre à 4 types de questions, donc de créer 4 types de savoirs. On pourrait rapprocher ce schéma du modèle DIKW, mais il n’est pas exactement transposable. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans de prochains articles.
La réponse technologique à la crise du savoir est en grande partie une réponse du savoir-faire : celui de la maîtrise des technologies de la donnée et de l’intelligence artificielle. Mais c’est aussi, en partie, une réponse de savoir-être, car l’usage des données et de l’intelligence artificielle impacte aussi notre savoir-être, par exemple via l’obligation de “lâcher prise” évoquée ci-avant.
Dernière question : La réponse technologique est-elle efficace pour nous aider à savoir correctement et à bien décider ? Chez certains, elle suscite en tous cas d’immenses espoirs, tandis que chez d’autres elle suscite d’immenses peurs. Entre les deux, on peut constater qu’elle se heurte en tout cas à de nombreuses difficultés. On le voit à travers la question des biais cognitifs : l’intelligence artificielle est programmée par l’homme. L’homme est sujet à des biais cognitifs. L’intelligence artificielle est-elle prisonnière de ces biais, qu’elle aurait même tendance à accentuer, ou peut-elle au contraire s’en abstraire ? Le débat est loin d’être clos à ce sujet. On le voit également à travers l’exemple du choix éthique posé par la fameuse question de la voiture autonome qui doit choisir entre tuer un enfant en bas âge qui traverse la route ou tuer une personne âgée sur le trottoir. Faire le bon choix n’est pas seulement faire un choix non erroné, ou le choix le plus efficace, c’est parfois aussi faire un choix moral ou éthique. Peut-on apporter une réponse technologique à cette question ? Rien n’est moins sûr...
Les réponses méthodologiques
Le deuxième type de réponse qui peut être apporté à la crise du savoir est méthodologique. Les entreprises “digital natives”, qui sont nées et qui ont donc appris à survivre et à évoluer dans le contexte de l’économie numérique et incertaine, ont développé pour cela des méthodes spécifiques, adaptées à ce contexte. On peut citer les méthodes agiles, le design thinking et le lean startup. On peut aussi évoquer le lean management, né dans le contexte industriel, chez Toyota, mais qui a beaucoup influencé la production logicielle. Toutes ces approches reposent notamment sur un mode de pensée et d’action qui considère qu’une action dans un environnement incertain doit être considérée comme une expérimentation et qu’elle doit se conduire selon un fonctionnement cyclique. Elles reposent toutes sur l’utilisation de boucles d’apprentissages à l’occasion desquelles on fait une hypothèse, on prototype une réponse, on la teste, puis on mesure la réponse, ce qui permet de tirer un enseignement, avant de formuler une nouvelle hypothèse pour avancer plus loin. Pour les entreprises du numérique, faire, c’est donc apprendre, et on ne peut apprendre qu’en faisant. Le grand défi consiste même à penser que faire à grande échelle, de manière industrielle, produire en grand nombre, ça n’est pas faire une fois qu’on sait, qu’on a appris, mais c’est toujours apprendre, apprendre en permanence.
Cette réponse méthodologique à la crise du savoir est en partie une réponse du savoir-faire : il importe de maîtriser ces méthodes. Mais en réalité, c’est surtout une réponse de savoir-être, car ces méthodes impliquent une remise en cause profonde du mode de fonctionnement des entreprises, comme le montre le schéma ci-dessous, qui illustre le modèle de l’iceberg du Toyota Production System (TPS) :
On n’implémente pas avec succès l’agilité, le lean startup ou le design thinking dans une entreprise qui par ailleurs conserverait ses anciennes méthodes et habitudes. D’une part, ces nouvelles manières de travailler remettent en cause de manière radicale le mode de fonctionnement antérieur des entreprises. D’autre part, pour être pleinement efficaces, elles impliquent d’être appliquées à toute l’entreprise, comme nous l’avons vu dans notre article précédent. On est ici dans le contexte des changements collectifs de savoir-être, ceux des transitions, qui sont les plus difficiles à mettre en œuvre, car ils sont à la fois collectifs et “profonds”.
Les réponses à la fois méthodologiques et “idéologiques” ou “psychologiques”
Le troisième type de réponse est à la fois méthodologique et “idéologique” ou “psychologique” : il consiste à considérer que face à l’incertitude, la multitude se trompe sans doute moins qu’un individu seul. Il consiste aussi à penser qu’il est important d’engager les individus pour susciter leur adhésion et renverser des montagnes. C’est donc via la pratique de l’intelligence collective que certaines entreprises envisagent d’avancer dans l’incertitude. Même si elle mobilise un peu de savoir-faire, ce type de réponse est évidemment avant tout une réponse en termes de savoir-être à la question de l’incertitude et de la crise du savoir.
Des temporalités et des dispositifs propres à chaque type d’apprentissage
Pour toutes ces raisons, dans son livre, L’approche Lean de la transformation digitale, Yves Caseau considère qu’il y a une temporalité différente pour chaque type de savoir ou d’apprentissage :
Dans tous les cas de figure, l’apprentissage du savoir est certainement celui qui nécessite d’être le plus intégré au flux d’activité de l’entreprise, réalisé dans le cadre de l’activité de travail. Car c’est en grande partie un apprentissage du savoir de l’entreprise et non pas un apprentissage d’un savoir théorique générique.
L’entreprise apprenante doit donc mettre en œuvre et favoriser des dispositifs, des comportements, des activités, une culture, qui développent en parallèle ces trois types d’apprentissages et de savoirs, chacun à leur manière. Les communautés apprenantes permettent notamment de développer les savoir-être, comme nous l’avons vu lors du précédent article de cette série. La formation classique en présentiel ou le digital learning permettent de développer efficacement les savoir-faire. Enfin, nous avons évoqué dans cet article trois moyens pour développer le savoir en entreprise :
Nous détaillerons ces moyens dans de prochains articles.
Pour en savoir plus : contact@zeebra.fr
Christophe Gazeau
Associé Zeebra
Expert innovation et transformation digitale